Le monde étrange d'Aloys Alzheimer
Le grand déménagement, "pour de vrai", celui qui nous a mené à plus de 800 kilomètres de chez nous.
Le grand "déménagement", dans la tête, celui qui modifie notre vie.
Lequel est le plus fatiguant, le plus stressant ? Le premier n'est pas mal dans ce rôle, mais le second lui vole la vedette.
JM n'est pas violent, pas vindicatif. Je lis certains récits qui font froid dans le dos. Mais pour nous, ce n'est pas le problème. JM est calme, il accepte pratiquement tout ce que je propose ou ce que je décide. Mais justement, c'est ça qui me perturbe ! Il peut ne pas être d'accord si je change la place d'un objet dans la maison. Mais si je décide de déménager, de changer de banque ou de voiture, il dit "Oui". Etrange paradoxe que celui qui fait que je me plains parce qu'il est toujours d'accord avec moi. Ce que je ressens comme une "soumission".
L'homme que j'ai épousé n'était pas soumis. Jamais violent, jamais désireux d'imposer son point de vue, mais il avait un point de vue sur la façon de mener notre vie commune. Sur la façon d'éduquer nos enfants. Sur notre façon de vivre et d'envisager l'avenir.
Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Il conserve beaucoup de facultés "techniques", mais ses autres facultés se perdent peu à peu dans le brouillard.
Répéter plusieurs fois la même chose, lui venir en aide parce qu'il ne sait plus ce qu'il cherche, parce qu'il ne sait plus comment utiliser la plaque de cuisson, c'est du quotidien, du banal. Comprendre qu'il ne sait plus se servir d'un téléphone, que même en cas d'urgence il ne saura pas réagir, c'est moins banal, mais je l'ai intégré. Même si lorsque je pars seule, j'ai le boule au ventre : je ne pourrais pas le joindre ; il ne pourra pas me joindre. Même en cas d'urgence, il ne pourra joindre personne.. Ne plus râler parce que son ordinateur est un vrac (Clic sur tout ce qui bouge, il connaît !). Gérer le rythme des douches, du changement de linge. Décider des repas, décider de l'organisation de la maison, décider de changer de voiture... C'est du "matériel", et cela passe...
Accepter que nos si chères balades se limitent à trois kilomètres, pas plus. Renoncer à aller au cinéma (il s'endort). Faire toute la déco de la maison. Choisir les souvenirs à mettre en valeur et ceux qui peuvent être en retrait. Ne plus envisager de voyages, même pour rendre visite à notre famille. D'une part, JM ne supporte plus les trajets en voiture au-delà de 30 minutes. D'autre part, je l'avoue, je fatigue rien qu'à l'idée qu'il me faudrait tout préparer pour un tel voyage.
Ce qui passe moins, ce qui me lasse, c'est d'être seule dans toutes ces décisions. Je lui demande son avis. Le plus souvent, j'ai droit à une réponse comme "Oui". Quelques fois, il fait une suggestion, qui se termine toujours par "Tu fais comme tu veux.".
Tout gérer, tout prévoir, tout organiser, tout contrôler.
Tout ce que je ne fais pas, il faudra que je le fasse.
L'homme que j'ai épousé il y a presque 50 ans est toujours là. Dans certains gestes, dans certains regards, dans certaines phrases. Mais il s'efface dans ce qui fait l'intérêt de la vie à deux : s'impliquer, choisir, discuter, envisager, partager la charge mentale de la vie quotidienne...
Le deuil blanc... J'ai découvert cette expression il y a quelques mois. Peu à peu, j'en comprends le sens profond. JM est là, bien vivant, mais il ne se ressemble plus vraiment. Mais il est là bien vivant.
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