Le monde étrange d'Aloys Alzheimer
Un soir, il s’est passé une chose étrange. Nous regardions un téléfilm, sans grand intérêt. D’un seul coup, JM s’est redressé, et s’est mis à se frotter les yeux avec une violence inouïe, en murmurant « J’ai mal, j’ai mal ». Je lui ai proposé une linge humide pour qu’il le mette sur ses yeux. J’étais prête à appeler le Samu. Mais très vite, il s’est calmé. Il avait les yeux rouges, mais la soirée s’est poursuivie normalement.
Le téléfilm que nous regardions était banal, mais la séquence au cours de laquelle l’incident s’est produit était particulière. Il s’agissait d’un homme âgé, qui « perdait les pédales », oubliant une casserole sur le gaz, oubliant ses médicaments ou en prenant une double dose… Ses fils s’inquiétaient et commençaient à parler de maison de retraite. Le vieil homme refusait cette idée, sans violence, mais on sentait une grande douleur à cette idée.
C’est à ce moment-là… Je pense que la réaction de JM vient de cette séquence, qu’il a ressenti comme très violente. Il s’est reconnu dans cet homme, il s’est reconnu dans cette situation. Comme toujours, il n’a pas parlé, il n’a pas expliqué ce qu’il ressentait. Je pense qu’il a commencé à pleurer et qu’il n’a trouvé que cette solution pour s’exprimer : « J’ai mal, j’ai mal »…
C’est un sujet douloureux, et je ne sais pas comment l’aborder. JM peut discourir pendant des heures sur le vol d’un oiseau ou la couleur d’une fleur. Mais parler de lui, parler de ses sentiments, parler de ce qu’il ressent, c’est impossible. Cela n’a jamais été possible. JM est un taiseux sur ces sujets. Sans faire de la psychologie de comptoir, je pense que cela remonte très loin, qu’il faut se plonger dans son enfance pour comprendre. Aujourd’hui, c’est à moi de trouver les clés d’entrée. A moi de trouver comment lui expliquer que le but de ces déménagements, c’est justement de rester réunis le plus longtemps possible, dans l’environnement le meilleur possible. Tant que moi je pourrais assumer. Lui expliquer que la solution du placement n’est pas à l’ordre du jour, même si peut-être un jour, un jour lointain, cela devient une solution incontournable…