Le monde étrange d'Aloys Alzheimer
Avant de parler du rendez-vous avec le "Centre Mémoire", je vais revenir un peu en arrière.
Je dis que je suis entrée dans le monde d'Aloys au moment de ce rendez-vous. Mais si je regarde plusieurs mois, plusieurs années en arrière, je réalise que j'ai passé la frontière bien plus tôt.
J'ai senti de la part de JM, un repli sur lui-même. Il se concentrait sur lui, et éloignait tout le reste, y compris moi. Nous n'avons jamais été fusionnels, mais nous avons toujours eu beaucoup de respect l'un envers l'autre. Petit à petit, j'ai senti que son respect pour moi s'effaçait, ou tout au moins était aléatoire. Il ne s'inquiétait plus de savoir si telle décision qu'il prenait pouvait me causer souci. Il oubliait de me dire certaines choses, par exemple ce qu'il avait pu observer comme dysfonctionnement dans la maison ou sur le terrain. Et quand j'en parlais, il répondait "Oui, j'ai vu." Et si j'insistais, il pouvait se mettre en colère, comme s'il craignait que je lui demande d'agir, et qu'il savait qu'il ne pourrait pas. Mon intention n'était pas de lui demander de faire, mais de lui demander conseil, comme je l'ai toujours fait depuis notre mariage. Le technicien, c'est lui, l'organisatrice, c'est moi. Et là, tout se brouillait, les rôles s'emmêlaient. Je ne m'y retrouvais plus. Et je sais - aujourd'hui, car alors je ne savais pas - que ses réactions étaient liées à son sentiment d'impuissance devant des choses qu'il était sensé maitriser, mais qu'il ne contrôlait plus.
Par moment, j'avais l'impression d'être transparente, de ne plus exister à ses yeux. Tout en sachant que non, ce n'était pas cela. Mais cerner cet "autre chose" n'est pas simple. J'ai aussi pensé que l'âge venant expliquait son comportement.
JM était et est toujours, un fan des stations météo. Il en avait une, avec le mât sur le toit de la maison. Et un jour, la station a commencé à dérailler. Nous en avons parlé, et je lui ai dit qu'il était hors de question qu'il monte sur le toit, qu'il fallait réfléchir à une autre solution. Mais le technicien a pris le dessus, et il fallait cette station météo fonctionne correctement. Un jour, je suis rentrée de courses, l'échelle était posée contre le mur, la station météo posée par terre. Je me suis mise en colère, car rétrospectivement, j'ai pensé à ce qu'il aurait pu arriver... Je pense que lui même avait eu peur. Car le mât de la station, après réparation, a trouvé sa place au milieu du terrain.
Une chose toute bête m'a vraiment alertée : la Fiat ! Vivant en pleine campagne, nous avions deux voitures. Je me servais essentiellement de la Fiat, petite voiture bien à ma taille. Il y avait déjà plusieurs années qu'il ne conduisait plus sur de grands parcours, depuis qu'il s'était endormi au volant ! Mais il conduisait sur de petites distances.
Or, la Fiat a commencé à faire un bruit d'enfer. Pendant des décennies, il s'est occupé de nos voitures, gérant les pannes et autres, réparant s'il le pouvait, trouvant les pièces nécessaires, prenant rendez-vous avec le garagiste, discutant avec lui de ce qu'il fallait faire ou ne pas faire. Mais là, il restait au même constat que moi : la Fiat fait un bruit d'enfer. Il a diagnostiqué le problème : une histoire de pot d'échappement. Et s'est arrêté là ! J'étais inquiète, car je craignais qu'il s'en serve quand j'étais partie. Tout simplement pour aller chercher du pain, ou autre chose. De plus, la date du contrôle technique approchait. Je lui ai alors dit que nous ne pourrions pas payer les réparations, que de toute façon la voiture avait plus de 15 ans, et que cela ne valait pas le coup. Il m'a répondu d'un ton un peu absent "Oui". Et quand j'ai proposé de nous séparer de la Fiat, j'ai eu droit au même "Oui" indifférent. Je suis allé voir le garagiste, je lui ai expliqué que la voiture devait "disparaître" très vite. Il a accepté de la prendre pour ensuite l'emporter à la casse. Exit la Fiat, sans aucun autre commentaire de sa part. Et ça, ce n'était pas "normal".
J'ai alors réalisé que s'il m'arrivait quelque chose, ne serait-ce qu'une hospitalisation de quelques jours, il ne pourrait plus vivre seul. J'ai profité des fêtes de fin d'année pour le dire à nos enfants. E. m'a alors dit "ne t'inquiète pas, il pourra venir chez nous." Phrase pleine d'empathie et de gentillesse. J'y reviendrais plus tard.
Nous étions dans le salon de M. et E., je venais de leur expliquer, et nous avons entendu du bruit. Nous sommes allés dans le couloir, et nous avons trouvé JM, en pyjama, sa trousse de toilette à la main, totalement hébété et désorienté. Il ne trouvait plus l'escalier pour aller à la salle de bain du premier étage. La maison de M. et E. est une belle maison, mais ce n'est pas un château, et ne pas trouver l'escalier.... Je n'ai pas eu besoin d'en rajouter : il était évident qu'il se passait quelque chose, et que JM ne pouvait plus vivre seul.
Je relis mon court récit, et tout semble fluide, linéaire. Mais rien n'était fluide, rien n'était linéaire. Par moment, tout allait bien, il pouvait se passer plusieurs semaines sans rien de particulier. Puis quelque chose se bloquait. Dans ces moments-là, oui, j'ai piqué des colères. Oui, je l'ai bousculé. Sans provoquer d'autre réaction qu'une détresse que je pouvais lire dans ses yeux. Il m'arrivait de sortir ou de m'enfermer dans la salle de bain pour pleurer. Car je ne comprenais rien à ce qu'il nous arrivait.
J'étais entrée dans le monde d'Aloys par effraction, sans en avoir les clés.
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